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Vers six heures de l’après-midi, Masur et Kersten débarquèrent sur le terrain de Tempelhof, crépusculaire et vide. Il n’y avait personne pour les recevoir, sauf les policiers de service. Kersten leur montra son passeport. Masur garda le sien dans sa poche. On ne le lui demanda pas. Himmler avait tenu sa promesse.
Mais la voiture qu’il devait envoyer n’était pas là.
Kersten et Masur apprirent, par la suite, que le message envoyé de Stockholm pour annoncer l’heure exacte de leur arrivée avait eu du retard dans sa transmission. Mais, sur l’instant, ils furent livrés aux impatiences et aux inquiétudes d’une attente sans cause ni limite déterminées.
Soudain, dans la salle où ils se trouvaient, un haut-parleur grésilla. Puis une voix en jaillit que les deux hommes reconnurent tout de suite. C’était la voix de Goebbels, le meilleur et le plus fanatique orateur du nazisme, le fidèle héraut de Hitler qui avait célébré toutes les dates capitales, tous les hauts faits, tous les fastes et tous les triomphes du Parti et du IIIe Reich.
Kersten et Masur se regardèrent. Pour que Goebbels prît la parole, il devait s’agir d’une nouvelle très importante, d’une décision majeure.
« Réjouis-toi, peuple allemand, commença Goebbels : demain 20 avril est l’anniversaire de ton Führer bien-aimé. »
À mesure que se développait le discours inspiré par ce thème, Kersten et Masur éprouvaient un sentiment croissant de stupeur incrédule.
Ce chant de gloire venait de la fosse bétonnée où se terrait Hitler aux abois et s’adressait à une nation affamée, bombardée, vaincue, désespérée… Rien n’était plus démentiel.
La voix de Goebbels se tut enfin et, enfin, une voiture arriva pour Kersten et Masur. Elle était marquée aux insignes S.S. et appartenait au garage particulier de Himmler. Près de la voiture se tenait un secrétaire en uniforme, qui donna à Kersten deux sauf-conduits au cachet du Reichsführer et signés par Schellenberg et Brandt. Il y était spécifié que ces documents libéraient leurs porteurs de toute obligation de passeport et de visa.
Pour gagner Hartzwalde, il fallait traverser Berlin. La nuit était venue. Seule, une lune brillante éclairait la ville spectrale, écrasée par les bombardements.
Le chauffeur S.S. n’avait qu’une hâte : sortir de Berlin avant que ne commençât dans le ciel le terrible défilé qui massacrait chaque nuit la capitale avec une régularité d’horloge. Les escadres russes, américaines, anglaises venaient, vague après vague, méthodiquement, sans répit ni merci.
Mais, quelle que fût sa connaissance des lieux, le chauffeur qui conduisait Masur et Kersten ne pouvait aller très vite. Il avait à contourner des piles de décombres toutes fraîches qui bouchaient les avenues. Il lui fallait rouler avec des précautions extrêmes le long de passages étroits, couloirs ménagés par des chars d’assaut à travers les maisons effondrées.
Enfin, ils furent hors de la ville-piège. La grand-route s’ouvrit devant eux.
Mais, au bout d’une demi-heure, une patrouille arrêta la voiture, fit éteindre les phares. L’alerte aérienne avait été donnée. Le premier groupe de bombardiers passa. Le chauffeur S.S. écouta un instant le bruit des moteurs d’une oreille exercée.
— Soviets, dit-il.
Des projecteurs fouillaient le ciel. Ils prirent plusieurs appareils dans leurs faisceaux. Masur attendit avec curiosité le déclenchement des batteries contre avions. Pour lui, qui venait d’un pays épargné par la guerre, tout cela était nouveau, fascinant. Mais aucun canon ne tira.
— On les a tous pris pour le front, dit le chauffeur S.S.
L’horizon s’embrasa. Les bombes tombaient sur Berlin, ses faubourgs, les routes environnantes. La voiture s’engagea dans une forêt, s’y arrêta sous la protection des arbres.
Kersten et Masur ne furent à Hartzwalde que vers minuit. Le docteur remit à Élisabeth Lube les denrées introuvables en Allemagne qu’il avait apportées de Stockholm – thé, café, sucre, gâteaux – afin de recevoir aussi bien que possible les visiteurs qu’il attendait.
Schellenberg arriva en vêtements civils à deux heures du matin. Il était fatigué, déprimé, inquiet. La plus haute instance du parti nazi, en la personne de Bormann, exigeait de Himmler, avec une rigueur, une férocité sans cesse accrues, qu’il exécutât à la lettre les mesures de massacre et d’anéantissement que, de sa tanière souterraine, Hitler, voué déjà au suicide, prescrivait à ses fidèles d’accomplir. Bormann partageait la frénésie du Führer : il fallait que périssent, avec le national-socialisme, tous ses ennemis ou au moins ceux que, dans le dernier instant, le fer, la corde ou le feu pouvaient encore atteindre.
— J’ai peur, dit Schellenberg, que Himmler ne finisse par céder, ne revienne sur les promesses qu’il vous a faites. Bormann est l’homme qu’il redoute et jalouse le plus pour sa place privilégiée auprès de Hitler et pour l’amitié que ce dernier lui montre.
Kersten, en écoutant cela, éprouvait un sentiment d’irréalité : parmi les cendres et les ruines et alors que les minutes de leur pouvoir, et probablement de leur vie, étaient déjà comptées, les grands dignitaires du régime continuaient le jeu de leurs intrigues, ambitions, jalousies, rivalités, comme au temps où ils avaient été les maîtres de l’Europe et menacé de servage l’univers. Tous – Goering, Goebbels, Ribbentrop, Bormann, Himmler – ils poursuivaient autour du roi des fous leur ronde insensée. Mais ils pouvaient encore, dans cette ronde, faire périr des milliers de malheureux. Schellenberg, par son emploi, avait les moyens de suivre dans chacun de leurs pas et mouvements les protagonistes de la danse macabre. On devait prendre au sérieux ses inquiétudes. Le travail de Kersten auprès de Himmler n’était pas achevé. Le convoi de grâce n’avait toujours pas franchi la frontière allemande. Les camps de concentration pouvaient toujours sauter avec tous leurs captifs.
Le docteur et Schellenberg examinèrent un à un les éléments de la situation. Schellenberg dit enfin :
— L’essentiel est que vous ameniez Himmler à confirmer devant moi les promesses qu’il vous a faites. Alors, même si, après votre départ, il revient sur sa parole et donne les ordres d’extermination, Brandt et moi, nous prendrons les mesures nécessaires pour que ces ordres ne soient pas transmis.
Le chef du contre-espionnage eut un sourire sans joie pour ajouter :
— L’état où sont nos communications sera une excuse suffisante.
À neuf heures du matin, Kersten présenta Schellenberg à Norbert Masur. Le délégué juif exposa au général S.S. ce qu’il désirait obtenir. Schellenberg lui promit de l’appuyer complètement auprès de Himmler. Il devait revenir avec lui à Hartzwalde dans la nuit. Le Reichsführer ne pouvait pas se libérer plus tôt.
— Il est retenu par l’anniversaire de Hitler et doit assister au charmant petit dîner de famille, ajouta Schellenberg avec sarcasme.
Il reprit la route de Berlin, laissant Kersten et Masur imaginer la célébration au fond de l’abri fatidique. Dernier rite insensé… Dernière messe noire.